Charles Péguy

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Charles Péguy over “la petite fille l’espérance”

 

In zijn prachtige - maar eindeloos lange - tekst over de ‘tweede’ van de drie kardinale deugden van het Christendom (Geloof, Hoop en Liefde), roept Charles Péguy (overleden in 1914) het beeld op van de hoop die als klein meisje tussen haar twee grote zussen (volwassen vrouwen, moeders) wandelt en daarom door iedereen over het hoofd wordt gezien... maar - aldus Péguy - tòch is zij degene over wie God zich het meest verbaast... "Mais l’espérance, dit Dieu, voilà ce qui m’étonne." Hieronder heb ik enkele sterke beelden uit deze tekst gedistilleerd en aan elkaar geparafraseerd.

 

het kleine meisje Hoop..

Ziet u dat kleine meisje daar ?! Dat is Hoop’. Ze loopt tusen haar twee grote zussen in... 'Geloof' en 'Liefde': Dat zijn vrouwen, zegt Péguy, volwassen vrouwen. Vergeleken met hen

is hoop een meisje van niks, een prutske.

Ze gaat nog naar school.

Niemand let op haar.

En zo stapt ze daar, tussen haar twee grote zussen in,

ze verdwijnt in hun ruisende rokken

De ene aan de linkerzijde

De andere aan de rechterzijde

En zij er tussenin.

Dat kleine meisje, hoop:

In het midden.

 

En midden tussen haar twee grote zussen lijkt het of zij zich voort-trekken laat...

Maar wie dat zo ziet, is blind

En ziet niet dat in werkelijkheid, zij het is die de anderen vooruit helpt.

Zij, het kleine meisje, ‘hoop’

- je ziet het zwak zijn, bang zijn, beven,

je denkt soms: wat is het klein, dat vlammetje,

Maar niemand krijgt het uit...

Nooit zal het doven.

Altijd weer laat het zien,

wat er niet is, maar komen kan.

Zien, soms, even.

 

Wat me verwondert, zegt God, is de hoop.

Daar ben ik echt ondersteboven van.

De mensenkinderen, ze zien toch wat er in de wereld allemaal omgaat

en ze geloven

dat het morgen omslaat.

Ze zien hoe het in de wereld toegaat

En toch geloven ze dat het morgen

beter gaat.

 

Dat is toch ongelooflijk.

Soms, zegt God, soms kan ik mijn eigen ogen niet geloven.

 

Ja, de geloofsvorm, zegt God, waar ik het meest van hou,

is de hoop.

Geloof, dat verwondert me niet.

Liefde, daarvan versta ik de bron

Maar de hoop, dat is bijna niet te geloven.

Ikzelf zegt God, ik ben ervan ondersteboven.

 

Ça c'est étonnant.

 

 

Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu (1910)

 

Hieronder het begin van de franse tekst (in de originele layout) waaruit ik enkele passages heb geïsoleerd en geparafraseerd in het bovenstaande. De oospronkelijke tekst was door Péguy bedoeld voor de herdenking/viering van de 500ste geboortedag van Jeanne d'Arc in 1912). Onderdeel van het "toneelstuk". De spreker is 'Madame Gervaise'. De setting is de 15e eeuw.

 

 

La foi que j'aime le mieux, dit Dieu, c'est l'espérance.

 

La foi, ça ne m'étonne pas.

Ça n'est pas étonnant.

J'éclate tellement dans ma création.

Dans le soleil et dans la lune et dans les étoiles.

Dans toutes mes créatures.

Dans les astres du firmament et dans les poissons de la mer.

Dans l'univers de mes créatures.

Sur la face de la mer et sur la face des eaux.

Dans le mouvement des astres qui sont dans le ciel.

Dans le vent qui souffle que la mer et dans le vent qui souffle sur la vallée.

Dans la calme vallée.

Dans la recoite vallée.

Dans les plantes et dans les bêtes et dans les bêtes des forêts.

Et dans l'homme.

Ma créature.

Dans les peuples et dans les hommes et dans les rois et dans les peuples.

Dans l'homme et dans la femme sa compagne.

Et surtout dans les enfants.

Mes créatures.

Dans le regard et dans la voix des enfants.

Car les enfants sont plus mes créatures.

    Que les hommes.

Ils n'ont pas encore été défaits par la vie.

    De la terre.

Et entre tous ils sont mes serviteurs.

    Avant tous.

Et la voix des enfants est plus pure que la voix du vent dans le calme de la vallée.

    Dans la vallée recoite.

Et le regard des enfants est plus pure que le bleu du ciel, que le laiteux du ciel, et qu'un rayon d'étoile dans la calme nuit.

Or j'éclate tellement dans ma création.

Sur la face des montagnes et sur la face de la plaine.

Dans le pain et dans le vin et dans l'homme qui laboure et dans l'homme qui sème et dans la moisson et dans la vendange.

Dans la lumière et dans les ténèbres.

Et dans le cœur de l'homme, qui est ce qu'il y a de plus profond dans le monde.

Créé.

Si profond qu'il est impénétrable à tout regard.

Excepté à mon regard.

Dans la tempête qui fait bondir les vagues et dans la tempête qui fait bondir les feuilles.

Des arbres dans la forêt.

Et au contraire dans le calme d'un beau soir.

Dans les sables de la mer et dans les étoiles qui sont un sable dans le ciel.

Dans la pierre du seuil et dans la pierre du foyer et dans la pierre de l'autel.

Dans la prière et dans les sacrements.

Dans les maisons des hommes et dans l'église qui est ma maison sur la terre.

Dans l'aigle ma créature qui vole sur les sommets.

L'aigle royal qui a au moins deux mètres d'envergure et peut-être trois mètres.

Et dans la fourmi ma créature qui rampe et qui amasse petitement.

Dans la terre.

Dans la fourmi mon serviteur.

Et jusque dans le serpent.

Dans la fourmi ma servante, mon infime servante, qui amasse péniblement, la parcimonieuse.

Qui travaille comme une malheureuse et qui n'a point de cesse et n'a point de repos.

Que la mort et que le long sommeil d'hiver.

       haussant les épaules de tant d'évidence.

         devant tant d'évidence.

 

J'éclate tellement dans toute ma création.

Dans l'infime, dans ma créature infime, dans ma servante infime, dans la fourmi infime.

Qui thésaurise petitement, comme l'homme.

Comme l'homme infime.

Et qui creuse des galeries dans la terre.

Dans les sous-sols de la terre.

Pour y amasser mesquinement des trésors.

Temporels.

Pauvrement.

Et jusque dans le serpent.

Qui a trompé la femme et rampe pour cela sur le ventre.

Et qui est ma créature et qui est mon serviteur.

Le serpent qui a trompé la femme.

Ma servante.

Qui a trompé l'homme mon serviteur.

J'éclate tellement dans ma création.

Dans tout ce qui arrive aux hommes et aux peuples, et aux pauvres.

Et même aux riches.

Qui ne veulent pas être mes créatures.

Et qui se mettent à l'abri.

D'être mes serviteurs.

Dans tout ce que l'homme fait et défait de mal et de bien.

(Et moi je passe par dessus, parce que je suis le maître et je fais ce qu'il a défait et je défais ce qu'il a fait.)

Et jusque dans la tentation du péché.

Même.

Et dans ce qui est arrivé à mon fils.

A cause de l'homme.

Ma créature.

Que j'avais créé.

Dans l'incorporation, dans la renaissance et dans la vie et dans la mort de mon fils.

 

Et dans le saint sacrifice de la messe.

 

Dans toute naissance et dans toute vie.

Et dans toute mort.

Et dans la vie éternelle qui ne finira point.

Qui vaincra toute mort.

 

J'éclate tellement dans ma création.

 

 

Que pour ne pas me voir vraiment il faudrait que ces pauvres gens fussent aveugles.

 

 

 

La charité, dit Dieu, ça ne m'étonne pas.

Ça n'est pas étonnant.

Ces pauvres créatures sont si malheureuses qu'à moins d'avoir un cœur de pierre, comment n'auraient-elles point charité les unes des autres.

Comment n'auraient-ils point charité de leur frères.

Comment ne se retireraient-ils point le pain de la bouche, le pain de chaque jour, pour le donner à de malheureux enfants qui passent.

Et mon fils a eu d'eux une telle charité.

 

Mon fils leur frère.

Une si grande charité.

 

Mais l'espérance, dit Dieu, voilà ce qui m'étonne.

Moi-même.

Ça c'est étonnant.

 

Que ces pauvres enfants voient comme tout ça se passe et qu'ils croient que demain ça ira mieux.

qu'ils voient comme ça se passe aujourd'hui et qu'ils croient que ça ira mieux demain matin.

Ça c'est étonnant et c'est bien la plus grande merveille de notre grâce.

Et j'en suis étonné moi-même.

Et il faut que ma grâce soit en effet d'une force incroyable.

Et qu'elle coule d'une source et comme un fleuve inépuisable.

Depuis la première fois qu'elle coula et depuis toujours qu'elle coule.

Dans ma création naturelle et surnaturelle.

Dans ma création spirituelle et charnelle et encore spirituelle.

Dans ma création éternelle et temporelle et encore éternelle.

Mortelle et immortelle.

Et cette fois, oh cette fois, depuis cette fois qu'elle coula, comme un fleuve de sang, du flanc percé de mon fils.

Quelle ne faut-il pas que soient ma grâce et la force de ma grâce pour que cette petite espérance, vacillante au souffle du péché, tremblante à tous les vents, anxieuse au moindre souffle, soit aussi invariable, se tienne aussi fidèle, aussi droite, aussi pure ; et aussi invincible, et immortelle, et impossible à éteindre ; que cette petite flamme du sanctuaire.

Qui brûle éternellement dans la lampe fidèle.

Une flamme tremblotante a traversé l'épaisseur des mondes.

Une flamme vacillante a traversé l'épaisseur des temps.

Une flamme anxieuse a traversé l'épaisseur des nuits.

Depuis cette première fois que ma grâce a coulé pour la création du monde.

Depuis toujours que ma grâce coule pour la conservation du monde.

Depuis cette fois que le sang de mon fils a coulé pour le salut du monde.

 

Une flamme impossible à atteindre, impossible à éteindre au souffle de la mort.

 

Ce qui m'étonne, dit Dieu, c'est l'espérance.

Et je n'en reviens pas.

Cette petite espérance qui n'a l'air de rien du tout.

Cette petite fille espérance.

Immortelle.

 

Car mes trois vertus, dit Dieu.

Les trois vertus mes créatures.

Mes filles mes enfants.

Sont elles-mêmes comme mes autres créatures.

De la race des hommes.

La Foi est une Épouse fidèle.

La Charité est une Mère.

Une mère ardente, pleine de cœur.

Ou une sœur aînée qui est comme une mère.

L'Espérance est une petite fille de rien du tout.

Qui est venue au monde le jour de Noël de l'année dernière.

Qui joue encore avec le bonhomme Janvier.

Avec ses petits sapins en bois d'Allemagne couverts de givre peint.

Et avec son bœuf et son âne en bois d'Allemagne.

Peints.

Et avec sa crèche pleine de paille que les bêtes ne mangent pas.

Puisqu'elles sont en bois.

C'est cette petite fille pourtant qui traversera les mondes.

Cette petite fille de rien du tout.

Elle seule, portant les autres, qui traversera les mondes révolus.

 

Comme l'étoile a conduit les trois rois du fin fond de l'Orient.

Vers le berceau de mon fils.

Ainsi une flamme tremblante.

Elle seule conduira les Vertus et le Mondes.

 

Une flamme percera des ténèbres éternelles.

 

 

Le prêtre dit.

Ministre de Dieu le prêtre dit :

 

Quelles sont les trois vertus théologales ?

 

L'enfant répond :

Les trois vertus théologales sont la Foi, l'Espérance et la Charité.

 

- Pourquoi la Foi, l'Espérance et la Charité sont-elles appelées vertus théologales ?

 

- La Foi, l'Espérance et la Charité sont appelées vertus théologales parce qu'elles se rapportent immédiatement à Dieu.

 

 

- Qu'est-ce que l'Espérance ?

 

- L'Espérance est une vertu surnaturelle par laquelle nous attendons de Dieu, avec confiance, sa grâce en ce monde et la gloire éternelle dans l'autre.

 

- Faites un acte d'Espérance.
 

- Mon Dieu, j'espère, avec une ferme confiance, que vous me donnerez, par les mérites de Jésus-Christ, votre grâce en ce monde, et, si j'observe vos commandements, votre gloire dans l'autre, parce que vous me l'avez promis, et que vous êtes souverainement fidèle dans vos promesses.

 

On oublie trop, mon enfant, que l'espérance est une vertu, qu'elle est une vertu théologale, et que de toutes les vertus, et des trois vertus théologales, elle est peut-être la plus agréable à Dieu.

Qu'elle est assurément la plus difficile, qu'elle est peut-être la seule difficile, et que sans doute elle est la plus agréable à Dieu.

 

La foi va de soi. La foi marche toute seule. Pour croire il n'y a qu'à se laisser aller, il n'y a qu'à regarder. Pour ne pas croire il faudrait se violenter, se torturer, se tourmenter, se contrarier. Se raidir. Se prendre à l'envers, se mettre à l'envers, se remonter. La foi est toute naturelle, toute allante, toute simple, toute venante. Toute bonne venante. Toute belle allante. C'est une bonne femme que l'on connaît, une vieille bonne femme, une bonne vieille paroissienne, une bonne femme de la paroisse, une vieille grand-mère, une bonne paroissienne. Elle nous raconte les histoires de l'ancien temps, qui sont arrivées dans l'ancien temps.

 

Pour ne pas croire, mon enfant, il faudrait se boucher les yeux et les oreilles. Pour ne pas voir, pour ne pas croire.

 

 

La charité va malheureusement de soi. La charité marche toute seule. Pour aimer son prochain il n'y a qu'à se laisser aller, il n'y a qu'à regardertant de détresse. Pour ne pas aimer son prochain il faudrait se violenter, se torturer, se tourmenter, se contrarier. Sa raidir. Se faire mal. Se dénaturer, se prendre à l'envers, se mettre à l'envers. Se remonter. La charité est toute naturelle, toute jaillissante, toute simple, toute bonne venante. C'est le premier mouvement du cœur. C'est le premier mouvement qui est le bon. La charité est une mère et une sœur.

 

Pour ne pas aimer son prochain, mon enfant, il faudrait se boucher les yeux et les oreilles.

À tant de cris de détresse.

 

 

Mais l'espérance ne va pas de soi. L'espérance ne va pas toute seule. Pour espérer, mon enfant, il faut être bien heureux, il faut avoir obtenu, reçu une grande grâce.

 

 

C'est la foi qui est facile et de ne pas croire qui serait impossible. C'est la charité qui est facile et de ne pas aimer qui serait impossible. Mais c'est d'espérer qui est difficile.

 

à voix basse et honteusement

 

Et le facile et la pente est de désespérer et c'est la grande tentation.

 

 

La petite espérance s'avance entre ses deux grandes sœurs et on ne prend pas seulement garde à elle.

Sur le chemin du salut, sur le chemin charnel, sur le chemin raboteux du salut, sur la route interminable, sur la route entre ses deux sœurs la petite espérance

S'avance.

Entre ses deux grandes sœurs.

Celle qui est mariée.

Et celle qui est mère.

Et l'on n'a d'attention, le peuple chrétien n'a d'attention que pour les deux grandes sœurs.

La première et la dernière.

Qui vont au plus pressé.

Au temps présent.

À l'instant momentané qui passe.

Le peuple chrétien ne voit que les deux grandes sœurs, n'a de regard que pour les deux grandes sœurs.

Celle qui est à droite et celle qui est à gauche.

Et il ne voit quasiment pas celle qui est au milieu.

La petite, celle qui va encore à l'école.

Et qui marche.

Perdue entre les jupes de ses sœurs.

Et il croit volontiers que ce sont les deux grandes qui traînent la petite par la main.

Au milieu.

Entre les deux.

Pour lui faire faire ce chemin raboteux du salut.

Les aveugles qui ne voient pas au contraire.

Que c'est elle au milieu qui entraîne ses grandes sœurs.

Et que sans elle elles ne seraient rien.

Que deux femmes déjà âgées.

Deux femmes d'un certain âge.

Fripées par la vie.

 

 

C'est elle, cette petite, qui entraîne tout.

Car la Foi ne voit que ce qui est.

Et elle elle voit ce qui sera.

La Charité n'aime que ce qui est.

Et elle elle aime ce qui sera.

 

La Foi voit ce qui est.

Dans le Temps et dans l'Éternité.

L'Espérance voit ce qui sera.

Dans le temps et dans l'éternité.

 

Pour ainsi dire le futur de l'éternité même.

 

 

 

La Charité aime ce qui est.

Dans le Temps et dans l'Éternité.

Dieu et le prochain.

Comme la Foi voit.

Dieu et la création.

Mais l'Espérance aime ce qui sera.

Dans le temps et dans l'éternité.

 

Pour ainsi dire dans le futur de l'éternité.

 

 

 

L'Espérance voit ce qui n'est pas encore et qui sera.

Elle aime ce qui n'est pas encore et qui sera

 

Dans le futur du temps et de l'éternité.

 

 

 

Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé.

Sur la route montante.

Traînée, pendue aux bras de ses deux grandes sœurs,

Qui la tiennent pas la main,

La petite espérance.

S'avance.

Et au milieu entre ses deux grandes sœurs elle a l'air de se laisser traîner.

Comme une enfant qui n'aurait pas la force de marcher.

Et qu'on traînerait sur cette route malgré elle.

Et en réalité c'est elle qui fait marcher les deux autres.

Et qui les traîne.

Et qui fait marcher tout le monde.

Et qui le traîne.

Car on ne travaille jamais que pour les enfants.

 

Et les deux grandes ne marchent que pour la petite.

 

 

 

Mes trois vertus, dit Dieu.

Maître des Trois Vertus.

Mes trois vertus ne sont point autrement que des hommes et des femmes dans une maison des hommes.

Ce ne sont point les enfants qui travaillent.

Mais on ne travaille jamais que pour les enfants.

Ce n'est point l'enfant qui va aux champs, qui laboure et qui sème, et qui moissonne et qui vendange et qui taille la vigne et qui abat les arbres et qui scie le bois.

Pour l'hiver.

Pour chauffer la maison l'hiver.

Mais est-ce que le père aurait du cœur à travailler s'il n'y avait pas ses enfants.

Si ça n'était pas pour ses enfants.

Et l'hiver quand il travaille dur.

Dans la forêt.

Quand il travaille le plus dur.

De la serpe et de la scie et de la cognée et de la hache.

Dans la forêt glacée.

L'hiver quand les vipères dorment dans le bois parce qu'elles sont gelées.

Et quand il souffle une bise aigre.

Qui lui transperce les os.

Qui lui passe au travers de tous les membres.

Et il est tout transi et il claquerait des dents.

Et le givre lui fait des glaçons dans la barbe.

Tout d'un coup il pense à sa femme qui est restée à la maison.

À sa femme qui est si bonne ménagère.

Dont il est l'homme devant Dieu.

Et à ses enfants qui sont bien tranquilles à la maison.

Qui jouent et qui s'amusent à c'te heure au coin du feu.

Et qui peut-être se battent.

Ensemble.

Pour s'amuser.

Ils passent devant ses yeux, dans un éclair devant les yeux de sa mémoire, devant les yeux de son âme.

Ils habitent sa mémoire et son cœur et son âme et les yeux de son âme.

Ils habitent son regard.

Dans un éclair il voit ses trois enfants qui jouent et qui rient au coin du feu.

Ses trois enfants, deux garçons et une fille.

Dont il est le père devant Dieu.

Son aîné, son garçon qui a eu douze ans au mois de septembre.

Sa fille qui a eu neuf ans au mois de septembre.

Et son cadet qui a eu sept ans au mois de juin.

Ainsi la fille est au milieu.

Comme il convient.

Afin qu'elle soit défendue par ses deux frères.

Dans l'existence.

Un avant et l'autre après.

Ses trois enfants qui lui succéderont et qui lui survivront.

Sur terre.

Qui auront sa maison et ses terres.

Et s'il n'a point de maison et de terres qui auront du moins ses outils.

(S'il n'a point de maison et de terres il n'en aurontpoint non plus.

Voilà tout.)

(Il s'en est bien passé pour vivre.

Ils feront comme lui. Ils travailleront.)

Sa hache et sa cognée et sa serpe et sa scie.

Et son marteau et sa lime.

Et sa pelle et sa pioche.

Et sa bêche pour bêcher la terre.

Et s'il n'a pas de maison et de terre.

S'ils n'héritent pas sa maison et sa terre.

Au moins ils hériteront ses outils.

Ses bons outils.

Qui lui ont servi tant de fois.

Qui sont faits à sa main.

Qui ont tant de fois bêché la même terre.

Ses outils, à force de s'en servir, lui ont rendu

la main toute calleuse et luisante.

Mais lui, à force aussi de s'en servir, il a rendu poli

et luisant le manche de ses outils.

Et à force de travailler il a la peau aussi dure et

aussi tannée que le manche de ses outils.

Au manche de ses outils ses fils retrouveront, ses

fils hériteront la dureté de ses mains.

Mais aussi leur habileté, leur grande habileté.

Car il est un bon laboureur et un bon bûcheron.

Et un bon vigneron.

Et avec ses outils ses fils hériteront, ses enfants hériteront.

Ce qu'il leur a donné, ce que nul ne pourrait leur ôter.

(Presque même pas Dieu).

(Tant Dieu a donné à l'homme).

La force de sa race, la force de son sang.

Et ils sont Français et Lorrains.

Fils de bonne race et de bonne maison.

Or bonne race ne peut mentir.

Fils de bonne mère.

Et par dessus tout ce qui est par dessus tout avec ses outils et avec sa race et avec son sang ses enfants hériteront.

Ce qui vaut mieux qu'une maison et un morceau de terre à laisser à ses enfants.

Car la maison et la terre sont périssables et périront.

Et la maison et la terre sont exposées au vent de l'hiver.

À cette bise aigre qui souffle dans cette forêt.

Mais la bénédiction de Dieu n'est soufflée par aucun vent.

Ce qui vaut mieux que les outils, ce qui est plus laborieux, plus ouvrier que les outils.

Ce qui fait plus de travail que les outils.

Et les outils finissent tout de même par s'user.

Comme l'homme.

Ce qui vaut mieux, ce qui est plus durable que la race et le sang.

Même.

Car la race même et le sang sont périssables et périront.

Excepté le sang de Jésus.

Qui sera versé dans les siècles des siècles.

Et la race même et le sang sont exposés au vent de l'hiver.

Et il peut y avoir un hiver des races.

Avec sa maison peut-être s'il en a une et sa terre.

Avec ses outils sûrement et sa race et son sang ses enfants hériteront.

Ce qui est au dessus de tout.

La bénédiction de Dieu qui est sur sa maison et sur sa race.

La grâce de Dieu qui vaut plus que tout.

Il le sait bien.

Qui est sur le pauvre et sur celui qui travaille.

Et qui élève bien ses enfants.

Il le sait bien.

Parce qu'il l'a promis.

Et qu'il est souverainement fidèle dans ses promesses.

 

Ses trois enfants qui grandissent tellement.

Pourvu qu'ils ne soient pas malades.

Et qui seront certainement plus grands que lui.

(Comme il en est fier dans son cœur).

Et ses deux gars seront rudement forts.

Ses deux gars le remplaceront, ses enfants tiendront sa place sur la terre.

Quand il n'y sera plus.

Sa place dans la paroisse et sa place dans la forêt.

Sa place dans l'église et sa place dans la maison.

Sa place dans le bourg et sa place dans la vigne.

Et sur la plaine et sur le coteau et dans la vallée.

Sa place dans la chrétienté. Enfin. Quoi.

Sa place d'homme et de chrétien.

Sa place de paroissien, sa place de laboureur.

Sa place de paysan.

Sa place de père.

Sa place de Lorrain et de Français.

Car c'est des places, grand Dieu, qu'il faut qui soient tenues.

Et il faut que tout cela continue.

Quand il n'y sera plus comme à présent.

Sinon mieux.

Il faut que la paysannerie continue.

Et la vigne et le blé et la moisson et la vendange.

Et le labour de la terre.

Et le pâtour des bêtes.

Quand il n'y sera plus comme à présent.

Sinon mieux.

Il faut que la chrétienté continue.

L'Église militante.

Et pour cela il faut qu'il y ait des chrétiens.

Toujours.

Il faut que la paroisse continue.

Il faut que France et que Lorraine continue.

Longtemps après qu'il ne sera plus.

Aussi bien comme à présent.

Sinon mieux.

Il pense avec tendresse à ce temps où il ne sera plus et où ses enfants tiendront sa place.

Sur terre.

Devant Dieu.

À ce temps où il ne sera plus et où ses enfants seront.

Et quand on dira son nom dans le bourg, quand on parlera de lui, quand son nom sortira, au hasard des propos, ce ne sera plus de lui que l'on parlera mais de ses fils.

Ensemble ce sera de lui et ce ne sera pas de lui, puisque ce sera de ses fils.

Ce sera son nom et ce ne sera plus et ce ne sera pas son nom, puisque ce sera (devenu) le nom de ses fils.

Et il en est fier dans son cœur et comme il y pense avec tendresse.

Que lui-même ne sera plus lui-même mais ses fils.

Et que son nom ne sera plus son nom mais le nom de ses fils.

Que son nom ne sera plus à son service mais au service de ses fils.

Qui porteront le nom honnêtement devant Dieu.

Hautement et fièrement.

Comme lui.

Mieux que lui.

Et quand on dira son nom, c'est son fils qu'on appellera, c'est de son fils qu'on parlera.

Lui il sera depuis longtemps au cimetière.

Entour de l'église.

Lui, c'est-à-dire son corps.

Côte à côte avec ses pères et les pères de ses pères.

Aligné avec eux.

Avec son père et son grand père qu'il a connus.

Et avec tous les autres tous ceux qu'il n'a pas

connus.

Tous les hommes et toutes les femmes de sa race.

Tous les anciens hommes et toutes les anciennes femmes.

Ses ancêtres et ses aïeux.

Et ses aïeules.

Tant qu'il y en a eu depuis que la paroisse a été fondée.

Par quelque saint fondateur.

Venu de Jésus.

Son corps, car pour son âme il y a longtemps.

Qu'il l'a recommandée à Dieu.

La mettant sous la protection de ses saints patrons.

 

Il dormira, son corps ainsi reposera.

Parmi les siens, (attendant les siens).

Attendant la résurrection des corps.

Jusqu'à la résurrection des corps son corps ainsi reposera.

 

Il pense avec tendresse à ce temps où on n'aura pas besoin de lui.

Et où ça ira tout de même.

Parce qu'il y en aura d'autres.

Qui porteront la même charge.

Et qui peut-être, et qui sans doute la porteront mieux.

 

Il pense avec tendresse à ce temps où il ne sera plus.

Parce que n'est-ce pas on ne peut pas être toujours.

On ne peut pas être et avoir été.

Et où tout marchera tout de même.

Où tout n'en marchera pas plus mal.

Au contraire.

Où tout n'en marchera que mieux.

Au contraire.

Parce que ses enfants seront là, pour un coup.

 

Ses enfants feront mieux que lui, bien sûr.

Et le monde marchera mieux.

Plus tard.

Il n'en est pas jaloux.

Au contraire.

Ni d'être venu au monde, lui, dans un temps ingrat.

Et d'avoir préparé sans doute à ses fils peut-être un temps moins ingrat.

Quel insensé serait jaloux de ses fils et des fils de ses fils.

 

Est-ce qu'il ne travaille pas uniquement pour ses enfants.

 

Il pense avec tendresse au temps où on ne pensera plus guère à lui qu'à cause de ses enfants.

(Si seulement on y pense quelquefois. Rarement.)

Quand son nom retentira (cordialement) dans le bourg.

C'est que quelqu'un appellera son fils Marcel ou son fils Pierre.

C'est que quelqu'un aura besoin de son fils Marcel ou de son fils Pierre.

Et les appelera, heureux de les voir. Et les cherchera.

Car c'est eux qui régneront alors et qui porteront le nom.

C'est eux qui régneront sur la face de la terre.

Peut-être quelque temps encore un vieux se rappellera.

Dira.

Les deux gars Sévin c'est des braves gars.

Ça n'est pas étonnant.

Ils ont de qui tenir.

Le père était un si brave homme.

Et quelque temps les jeunes rediront de confiance :

Le vieux était un si brave homme.

Mais déjà ils n'en sauront rien.

Puis ils ne sauront plus et cela même, ce propos même se taira.

Il pense avec tendresse au temps où il ne sera plus même un propos.

C'est à cela, c'est pour cela qu'il travaille, car n'est-ce pas pour ses enfants que l'on travaille.

 

Il ne sera plus qu'un corps dans six pieds de terre sous six pieds de terre sous une croix.

Mais ses enfants seront.

Il salue avec tendresse le temps nouveau où il ne sera plus.

Où il ne sera pas.

Où ses enfants seront.

Le règne de ses enfants.

 

.... etcetera

 

 

 

 

 

 

 

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 October, 2023